(Swans - 12 septembre 2011) Nous vivons un siècle où l'aventure est rare. Nos vies sont de longs fleuves tranquilles, et la mienne l'était aussi, jusqu'à ce que la Providence décide de me gratifier de l'un de ces petits tours qui – selon l'expression consacrée, vous rendent plus forts quand ils ne vous détruisent pas. Je n'évoque pas la responsabilité de la Providence au hasard. J'ai reconnu très tôt son nom et ses caprices et l'ai adoptée comme matre bien avant mes dix ans. La Providence, c'était pour moi un Dieu exempt de courroux, une présence bienveillante sur ma route.
Quand, à presque trente ans, je me mis en quête d'un nid où abriter mes moinillons, je cherchai sans grand espoir un lieu qui conciliât mon goût des vieilles pierres et un budget excluant d'extravagantes espérances. Une amie me parla d'un appartement qu'elle avait visité quelques mois auparavant et qui, pensait-elle, devait me plaire, et m'en donna l'adresse. 1 rue de la Providence.
J'en restai bouche bée.
C'était une ruelle du faubourg, sans trottoirs, qui longeait sur sa droite une monumentale église, puis, après un coude étroit, le haut mur gris semé de mousse d'un couvent, percé d'une seule porte massive surmontée d'une plaque commémorative. Je la lus pour la première fois, ignorant que je pourrais bientôt en réciter par cœur le texte.
Ici le 6 juin 1610
Saint François de Sales et Sainte Jeanne de Chantal
Fondèrent l'ordre de la Visitation Sainte Marie
Ma Providence à moi m'attendait juste en face, campée sur la rue, derrière une autre porte de bois clouté. Je montai les deux marches en pierre de taille creusées par le temps et longeai un couloir humide. L'agent immobilier, pris ailleurs, m'avait laissé les clés. Un escalier de noyer antique menait au palier de l'étage. La porte à ma gauche, de facture récente, s'encadrait dans une voûte de pierre blanche. La lampe du plafond dispensait une lumière si chiche que je dus ouvrir à tâtons. L'appartement était vide depuis deux ans, sale, encombré de vestiges d'un mobilier de mauvais goût. Les plafonds tapissés de toile lie de vin obscurcissaient encore le ramage vert des tapisseries murales. Le peu de lumière qui venait des fenêtres étroites se perdait dans de lourds rideaux de velours bois de rose. Je posai ma main sur un mur de pierre nue. Il devait bien mesurer 70 centimètres d'épaisseur. De la pierre grise, et partout autour des poutres de vieux bois. Je fermai les yeux, débarrassant mentalement les lieux des oripeaux qu'y avaient laissé les précédents propriétaires, repeignant les plafonds de blanc, mettant partout à nu les murs de calcarénite. L'immeuble, de taille modeste – il ne comptait que cinq logements – devait compter un peu plus de deux cents ans, assez pour avoir une histoire. Une demie-heure me suffit pour me convaincre que c'était là. Là que je construirais la mienne, d'histoire, à l'ombre d'un couvent, avec la plus jolie adresse qu'on se puisse rêver, un authentique talisman : 1 rue de la Providence.
Je n'eus guère de mal à convaincre mon homme. Il m'avait simplement demandé si j'étais sûre de mon choix. Oui, j'étais sûre.
Au début du printemps, nous étions dans les murs. Il y avait quelques bémols à mon enthousiasme. Notre budget ne nous permettait que des changements de surface. Les toilettes étaient dans la salle de bains, la cuisine petite et mal foutue, l'espace mal réparti, et l'immeuble n'avait ni règlement de copropriété ni syndic, mais ce dernier point noir au moins serait aisé à résoudre. Il me suffirait de convaincre nos voisins d'embaucher un syndic pour mettre un peu d'ordre dans tout ça, et la galère pourrait voguer tout à son aise.
La galère vogua. Je contactai quelques cabinets de syndics, qui tous déclinèrent mon offre. La gestion d'un immeuble de vieille ville, sans aucun précédent administratif était pour eux une utopie, et de plus une utopie qui ne leur rapporterait rien.
Bien sûr, comment n'y avais-je pas pensé ? Un syndic se paye sur la masse des copropriétaires. S'ils sont trente dans un immeuble de bonne taille, les frais engagés sont aisés à refacturer avec une certaine aisance dans le bénéfice, mais à cinq ?
Tous me donnèrent le même conseil. Faire moi-même ce que j'attendais d'eux, à titre bénévole. Convoquer une assemblée générale de copropriétaires, et me faire élire syndic afin d'organiser la gestion d'une Providence qui nous était commune à tous.
Quelques semaines s'écoulèrent au cours desquelles je me documentai sur ces procédures dont j'ignorais tout. Finalement, cela semblait assez facile, hormis le fait qu'il y fallait une bonne dose d'organisation et de minutie.
J'organisai une première réunion informelle au bistro du coin pour expliquer mon plan à mes voisins. Je leur parlai d'autogestion, de démocratie participative, et gagnai leur adhésion en leur expliquant que tout ça ne leur coûterait pas un centime (ou presque) et que les seuls frais imminents seraient relatifs à la contraction d'une assurance pour les parties communes de l'immeuble – peu de chose en vérité.
Si je n'habitais Providence que depuis quelques mois, deux de mes voisins étaient là depuis plus de trente ans. Ils m'expliquèrent que les copropriétaires n'étaient pas, comme je l'avais cru, au nombre de cinq. Le rez de chaussée de l'immeuble abritait une dizaine de caves dont les propriétaires vivaient ailleurs, pour l'essentiel dans un bâtiment qui faisait face au nôtre, et avec lesquels il faudrait compter pour notre première assemblée générale. Ils me firent une liste, que je joignis à mon dossier. Afin de m'assurer qu'elle était cette fois complète, je me rendis au service des hypothèques pour me procurer un Etat Descriptif de Division de Providence, s'il en existait un.
Il en existait un, daté de 1960, truffé d'erreurs et d'omissions, rédigé par un notaire désormais défunt. Les numéros et descriptions de lots étaient inexacts, certains avaient depuis fusionné, changé de destination et de propriétaire, des greniers avaient été happés par des appartements... un véritable foutoir, inutilisable.
Il me permit au moins de dresser une liste de propriétaires plus complète que celles dont je disposais alors – et j'entrepris d'aller sonner chez ceux que je pouvais trouver dans le voisinage.
Nous étions dix en tout. Cinq propriétaires d'appartement, et cinq de caves. Chacun, lors de notre première réunion d'information, se montra charmant et coopératif, et tous votèrent à l'unanimité mon élection au poste de syndic bénévole en m'assurant de leur soutient.
C'est que chacun avait bien compris l'avantage de ce bénévolat : on allait économiser un syndic. Ce que je mettrais un peu plus de temps que mes copropriétaires à saisir dans le détail, c'était qu'il s'agissait d'économiser son coût, pas sa personne.
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Marie Rennard sur Swans. Marie est l'éditrice en chef du coin français. (back)